TOMBEAU, RÉACTIVATION



À propos de L'atelier fermé, 2012

J’ai envisagé ce travail selon la forme du tombeau (dans son sens littéraire ou architectural, voire musical). Tombeau, comme enveloppe visible d’une absence, comme une manière de lui donner un corps. Cette enveloppe, ce repli, est le lieu où se loge la mémoire de l’artiste. De Braque, nous avons l’œuvre, qui parle d’elle-même et à laquelle il n’y a rien à ajouter. Nous avons aussi des lieux, et des objets sur lesquels son regard s’est porté. Des fragments de vie intime, par des photographies ou quelques rares films. Voici donc le matériau qui me servira de point de départ. En aucun cas il ne s’agira de se substituer au regard du peintre à travers ces objets ou ces lieux qu’il a observés. Il s’agira bien plutôt de les faire parler à nouveau.
C’est donc d’abord dans le site que mon attention s’est portée. J’ai commencé par traverser les lieux que Braque a fréquentés, dans Varengeville, sur la plage et les champs alentours. Il n’était pas question, avec les moyens de la photographie, de s’épancher dans un romantisme nostalgique, ou d’essayer de redire une approche picturale qui demeurerait de tout façon un commentaire photographique sur de la peinture.
Du reste, comme je ne suis pas photographe de métier, j’ai tendance à ne pas céder à la séduction de l’artisanat photographique et le souci de la « belle image », de la bonne prise de vue. Il m’arrive de prendre des photos, mais je vois le monde comme saturé d’images, où tout y a été déjà photographié, et avec un peu de patience je trouverai sans mal et en mieux, l’image «unique» de tel lieu.
Sauf pour le texte et la photographie de la maison à Varengeville, j’ai ici, de manière exceptionnelle dans mon travail, réalisé des prises de vue - puisque il s’agissait, d’une certaine manière - d’éprouver physiquement le site, de le pratiquer.

Dans la grande photographie nocturne, c’est moins le motif (ici le paysage) qui m’intéresse, que son mode d’apparition. J’ai donc envisagé la photographie comme processus d’émergence, en la ramenant à deux de ses fondements : la lumière, et le temps.
La nuit, la plus opaque possible, absence d’image, constitue le support - presque la surface - sur lequel la révélation a lieu, en utilisant conjointement un éclairage artificiel (des lampes torches) et un temps de pose long. Les lieux s’imposent d’eux-mêmes : champs, mer et falaises. Pour cela, c’est à un célèbre cliché de Brassaï que j’ai repris le point de vue (cliché de jour celui-ci, un portrait de Braque devant le paysage que l’on découvre derrière l’église). En rejouant cette prise de vue, la photographie désigne d’abord l’absence (l’artiste n’y est plus présent, il est inhumé non loin, derrière l’objectif), mais évoque en même temps sa présence passée dans le paysage lui-même, par la lente émergence des lieux qu’il a arpentés. Image impossible à réaliser en un seul cliché, elle condense une multitude de prises de vue, comme autant de trajets ou focales dans le paysage.

L’atelier, point de convergence, est présent à travers une reconstruction photographique (un collage), où il apparaît en chantier, encore transparent, sans intérieur ni extérieur, comme un lieu en attente. Il est le point le plus petit d’une photographie fabriquée à partir de clichés existants, deux qui me furent donnés par Quentin Laurens, d’autres trouvés dans des catalogues, d’autres encore provenant de films d’archive. Cette image du jardin, avec la maison et l’atelier, est le produit d’une pluralité de points de vue, qui dessinent une rotation autour de la maison, comme les facettes d’un cristal. Mariette Lachaud, qui a réalisé les clichés de la maison, apparaît elle-même dans l’image, son appareil photo à la main, elle vient peut-être de réaliser ces images. Le temps écrasé y prend la qualité d’un espace.

La falaise est la limite absolue du continent, son point d’arrêt et son horizon. Vu depuis le rivage, ce pan de craie appelle à une vision latérale, un déplacement, un regard en mouvement. Braque avait déjà, dans de vieilles toiles, recoupé de tels formats panoramiques, étirés à l’extrême, pour représenter cette ligne de craie depuis le point de vue des oiseaux.
Ici, l’étagère, qui sera fabriquée par un charpentier naval de la région, évoque volontairement la structure en «balloon frame» de l’atelier conçu par Nelson pour Braque à Varengeville, mais constitue aussi un réel fragment de barque, comme les épaves échouées qui devaient encore joncher, du temps de l’artiste, les plages normandes. Cet objet inscrit une dialectique de l’inerte et du mouvement, atelier et bateau comme deux véhicules du regard. Le panorama de la falaise est simplement posé dessus, enroulé. Sa longueur déroulée est identique à l’étagère, car la pièce ne dit rien d’autre qu’une expérience du regard, sa trajectoire le long du littoral. La photographie et son support sont «équivalents» et constituent un même objet.

Enfin l’œuvre de Braque m’apparaît comme indissociable d’une certaine pensée théorique, et d’une production écrite (de son fait ou de celui d’auteurs et amis). Il semble y avoir, dès le début de l’aventure moderne, un lien étroit et complémentaire entre l’oeuvre d’art et sa théorisation, entre l’image et l’écrit. Que l’on pense à la première avant-garde française, (ou bien italienne) elles résonnent pour nous comme un manifeste dont l’objet visuel s’accompagne d’une pensée de la vision - dont l’ambition était, rien de moins qu’un renouveau de la manière de voir.
Le texte de Carl Einstein, comme «portrait théorique» de l’artiste et ami, texte contemporain de sa période cubiste, expose en mots ce projet d’une transformation du regard. Celui d’une peinture qui ne serait plus face à son objet, mais qui lui serait désormais contingente, équivalente.
Cette pièce, est paradoxalement la plus photographique de mon projet, (au sens chimique) bien qu’il n’y ait ici d’image que la masse des mots formant le livre, exposée sur une seule « page ». Il s’agit bien d’une photographie : le texte, réécrit sur un film négatif, est insolé quelques secondes sur un papier photosensible. L’objet-texte se confronte à la limite physique du support photo, l’échelle de lisibilité est la limite extrême permise par les sels d’argents qui composent le support.
La lecture devient vision ; la théorie est ramenée à une image, son projet coïncide avec son mode d’apparition ; il est réalisé par la photographie.

Julien Audebert, mars 2012