ANOTHER GREEN WORLD



Julie Portier, 2020

Il est un lieu commun dans l’histoire de l’art où le commentaire s’est appliqué à élucider les revirements personnels des œuvres d’avant-garde dans une pratique picturale traditionnelle. Soit l’un de ces éternels « retours » dont il a toujours été question d’actualiser la fonction critique. Si d’aucuns se posent une telle question au cœur de cette éruption florale, gageons premièrement que la force d’interpellation de la peinture figurative perçue comme un geste régressif serait inépuisable, deuxièmement qu’il s’agit bien d’une pratique adaptée à un climat de crise (sans compter qu’elle se passe d’électricité et ne craint pas le collapse informatique). « Another green world », la nouvelle exposition de Julien Audebert à la galerie Art : Concept fait une large place à des peintures de fleurs et des tableaux de paysage (faits à la main). Et cela pourra surprendre quand le travail s’est signalé ces dix dernières années par une analyse critique de la production et de la réception des images (mécaniques) dans divers processus de déconstructions et réagencements. L’on pourra se demander ce qui subsiste du thème de l’Histoire, jusqu’ici prédominant, dans une exposition où la figure humaine est absente et où seule une date est énoncée (1798). Aussi, cette soudaine envolée naturaliste, du moins cette ambiance bucolique, ou encore la répétition accentuée du motif floral auraient-elles définitivement soldé celui de la guerre, pourtant central dans la précédente exposition (« Périodes », 2016) – et tout cela sur un air décontracté de Brian Eno, à qui l’artiste emprunte son titre ? À ces antilogies s’ajouterait l’emprunt au registre du décoratif et aux techniques des arts mineurs en remplacement de la références aux classiques du cinéma et aux grandes œuvres littéraires (J. Renoir, S. Einsentein, E. Muybridge, W. Benjamin, J. Michelet...). De même, l’évocation du champ de bataille (Nocturnes), ou d’une échelle spatio-temporelle cosmique (Mars & Venus, phases d’opposition) qui cartographiait « Périodes », se serait-elle étriquée dans la référence à l’espace domestique auquel se prédestinent ces peintures sur cuivre dont le format et le support renvoient en partie à l’art de l’émail répandu en Europe du nord entre le XVIe et le XVIIIe siècle ? C’est peut-être le nombre qui rend suspecte à nos yeux cette collection de portraits de fleurs, même si le titre générique, Les obsidionales, indique sans détour qu’il s’agit d’un inventaire botanique. Car ces petites plaques aux reflets chauds provoquent d’autres réminiscences : peut-être de ces icônes portatives qui auraient été montrées aux peuples précolombiens et qu’il aurait suffit de dévoiler sous le soleil des Andes pour qu’agisse leur pouvoir d’édification... Il serait logique de retomber ici sur le culte primitif des images, où les signes fantômes apparaissent quand la perception est compensée par la projection ; où, somme toute, le rapport entre ce qui est vu et ce qui est donné à voir est le plus instable. « Peut-être que mon cerveau s’est transformé en sable », chante Eno. Plus loin, on aperçoit le niveau de l’eau au-dessus de la cime des sapins, dans les paysages engloutis de la série Eden. Notons que ce se sont là encore des peintures d’images et que ces images d’aquariums, où la vitre et la surface de la toile se fondent en un seul écran, projettent une superposition d’images. Encore un reflet flou qui condense plusieurs représentations : fantasmes d’une nature vierge ordonnée pour l’œil humain, où l’artiste repêche des modèles de compositions picturales du XVIIIe siècle (qui conviennent aussi à remémorer la scène d’ouverture de Bambi). D’ailleurs il se demande si l’aquariophilie ne serait pas le dernier refuge du romantisme, bien que le promeneur en ait été chassé, comme l’humanité de cette nature qui, en donnant une version magnifiée d’elle-même, a glissé vers l’artifice et évacué le référent. Face à ces paysages tautologiques, on se demande enfin si le titre « Another green world », ou sa reprise, est à entendre comme une rengaine ou une promesse, et dans ce cas, est-ce celle d’un autre monde, non advenu, ou d’une nouvelle fois le même monde ? Lequel des deux est-il recréé dans ces illusions aquatiques à l’heure où se répand l’idée de l’effondrement ? L’on sait que la passion pour l’aquariophilie est née avec la modernité, et que la manière dont elle a entretenu le mythe de l’Atlantide fut une ultime recherche de rédemption (1). Aussi, le développement de la décoration intérieure dans les milieux bourgeois, d’où ont émergé ces mondes miniatures enchantés, a permis de se protéger dans la sphère privée de la reconfiguration violente de la sphère publique (la purification systématique des intérieurs contemporains en est un corolaire). Il convient alors de rebrousser chemin vers ces peintures de fleurs, et rappeler à qui il aurait échappé, que ce sont des fleurs d’extérieur. Plus précisément, leur terroir est un champ de bataille. C’est en réalisant ses grandes nocturnes photographiques dans la Meuse que l’artiste a rencontré ces essences appelées obsidionales, pour qualifier leur mode d’implantation. Voici une autre manière de raconter le changement de medium : l’artiste a photographié un site, il y a trouvé des plantes et a décidé de les peindre. Toutes ont été déplacées de leur milieu dans des mouvements liés à des conflits armés (emportées sous les chaussures des soldats ou cultivées dans les camps militaires). Ce sont des fleurs migrantes, des formes de vie non programmées. Cela explique peut-être l’insistance de leur énumération, d’un geste rapide, urgent. Elles modélisent une allégorie de résistance à des discours ambiants qui sont indirectement convoqués par la présence illisible de textes inactuels, enchâssés dans une date de publication (Inclusion, 1798). Cette dernière image, de textes micrographiés, imbrique une loi anti-immigration américaine (Alien sedition act) et de l’Essai sur le principe de population de Thomas Robert Malthus, qui développaient des théories radicales pour résoudre le déséquilibre entre la croissance démographique et la disponibilité des ressources.

(1) voir Celeste Olaquiaga, Royaume de l’artifice, Fage, 1990.




ANOTHER GREEN WORLD



Julie Portier, 2020

It is common in Art history that commentary is applied in order to elucidate the personal reversals of avant- garde works in traditional pictorial practice. One of these eternal “returns” which has always been about updat- ing the function of critique. If no one asks themself such a question in the midst of this floral eruption, let us firstly bet that the strength to question figurative painting perceived as a regressive act would be inexhaustible, and secondly that it is indeed a practice adapted to the climate of crisis (without taking into account that it doesn’t require electricity and does not fear a computer collapse). Julien Audebert’s new exhibition “Another green world” at the gallery Art : Concept gives a large place for (handmade) paintings of flowers and landscapes. This could be surprising when the last ten years of his work are characterised by a critical analysis of the production and reception of (mechanical) images in various processes of deconstruction and rearrangements. One could ask oneself what remains of the theme of History, hitherto predominant, in an exhibition where the human figure is absent and only one date is given (1798). What’s more, would this sudden naturalist surge, at least the bucolic atmosphere or even the accentuated repetition of the floral motif have really ended war, however central in the last exhibition (“Périodes”, 2016) – and all of this with a relaxed air of Brian Eno, off which the artist borrows his title? Added to this antilogy, the artist borrows from the decorative register and the techniques of the minor arts by replacing classic references of cinema and great literary works (J. Renoir, S. Einsentein, E. Muybridge, W. Benjamin, J. Michelet...). Equally, would the evocation of the battlefield (Nocturnes), or of a cosmic spatiotemporal scale (Mars & Venus, phases d’opposition) which charted “Périodes”, be restrained to the reference of the domestic space which these paintings on copper were predestined for, and of which the format and support refer back in part to the widespread art of enamel in northern Europe between the sixteenth and eighteenth centuries? Maybe it is the sheer volume that renders this collection of flower portraits suspect in our eyes, even if the main title, Les obsidionales, (grass crowns) indicates directly that it refers to a botanical inventory. Because these little plaques with their warm reflections provoke other reminiscences: maybe the portable icons which would have been shown to the pre-Colombians, it would have sufficed to unveil them under the sun of the Andes to activate their power of enlightenment. It would seem logical here to fall again to the primitive cult of images where phantom symbols appear when perception is compensated by projection, where, after all, the relationship between what is seen and what is shown is the most unstable. “Maybe my brains have turned to sand”, sings Eno. Further away, one notices the level of water over the pine tops, in the submerged sceneries of the series Eden. Let us note that these are again paintings of images and that these images are aquariums, where the glass and the surface of the canvas melt into one single screen, projecting a superposition of images. Once more a blurred reflection, which condenses several representations: fantasises of a virgin nature organised for the human eye, in which the artist rescues models of 18th century pictorial compositions (which are also reminiscent of the opening scene of Bambi). Incidentally he asks whether or not the aquarium is the last sanctuary of romanticism, although the rambler was driven out, like humanity - of this nature which by giving a magnified version of itself slipped towards the artifice and left behind the referent. Before these tautological landscapes, one asks oneself whether the title “Another green world”, or more so its cover version, is to be heard like a tune or a promise? And in this case, is it one of another world which never happened, or again of the same world? Which of the two was recreated in these aquatic illusions at a time where the idea of collapse is spreading? We know that the passion for the aquarium was born from modernity, and that the way that it kept alive the myth of Atlantis was a final search for redemption (1). Also, the development of interior design in the bourgeois milieu, from which these enchanted miniature worlds emerged, made it possible to protect oneself in the private sphere from the violent reconfiguration of the public sphere (the systematic purification of contemporary interiors is a consequence). We should then turn back down the path towards the flower paintings, and remind those who did not follow, that these are flowers of the outdoors. More precisely, their territory is that of a battlefield. It was through nights of photography in the area of the river Meuse that the artist found these substances named “obsidionales” (grass crowns), to determine the way in which they are planted. Here is another way to explain the change of medium: the artist photographed a site; he found plants and decided to paint them. All of them were displaced from their environment in movements linked to armed conflicts (swept along under the shoes of the soldiers who cultivated the military camps). These are migrant flowers, unplanned forms of life. This perhaps explains the insistence of their enumeration in a quick, urgent gesture. They model a story of resistance to ambient speeches, which are indirectly summoned by the illegible presence of inactual texts, embedded in a publication date (Inclusion, 1798). This last image, of micrographic texts, overlaps an American anti-immigration law (Alien sedition act) and An Essay on the Principle of Population by Thomas Robert Malthus, who developed radical theories to resolve the imbalance between population growth and the availability of resources.

(1) see Celeste Olaquiaga, Royaume de l’artifice, Fage, 1990.

Translation : Alice King