DE QUOI N'AVONS-NOUS PAS PARLÉ ?



Michaël Sellam (avec Julien Audebert), avril 2014

Nous avons parlé de tant de choses.
Nous avons parlé d'art.
Nous avons parlé des artistes, de nos amis.
De la guerre.
De politique.
De cinéma.
Des femmes.
Du travail.
De travailler.
De travailler ensemble.
De travailler, avec, pour ou contre.
De George Braque, de Blade Runner, de l'Histoire.
Sade.
Manger.
La moto.
Boire.
Le corps.
Le corps électrique.
Le corps typographique.
La vitesse.
Les sources.
Du temps.
Du temps des choses.
Nous parlerons de tant d'autres choses.

Nous nous sommes rencontrés chez des amis communs. Julien Audebert est un artiste qui a un programme. Il ne faut pas plus de quelques secondes pour comprendre que les sujets de conversations avec lui seront intarissables. Plus qu'avec d'autres. Notre rencontre a donc eu lieu autour d'une certaine idée de l'engagement et nous avons eu rapidement un réel plaisir à échanger sur des idées diverses. Je crois que son travail reflète assez bien cette notion d'engagement, Julien s'adresse à des spectateurs exigeants. Sans écrire sur une œuvre spécifique de son travail, je voudrais aborder à travers ce court texte, l'ambiance, l'éther, le goût qui se dégage de l'ensemble de ses recherches. Persuadé que les œuvres importantes sont celles que l'on rappelle, celles qui parasitent notre mémoire et nos souvenirs, celles qui reviennent régulièrement, je repense souvent à certaines de ses pièces. Un spectateur engagé serait quelqu'un qui prend le temps, qui traverse une exposition comme il lirait un livre, d'un point à un autre, ce serait quelqu'un qui n'aurait pas peur d'avoir une idée fausse des œuvres mais qui aurait confiance dans leurs effets, qui pourrait y revenir et reprendre son jugement initial. Quelqu'un qui aurait conscience d'être un spectateur. Le travail de Julien implique qu'il y ait une certaine confiance entre lui, l'artiste, avec les œuvres qu'il produit et avec celui ou celle qui les découvre. Oui, il est méticuleux, exigeant et précis et donc l'intégralité des textes qu'il annonce se retrouve, bien sûr, bien présente dans ses pièces textuelles. Il y a un mot qui résonne dans la tête de quiconque découvre ses œuvres : Tout. Ce mot sonne et revient comme un question : tout ? On se demande si c'est possible, s'il y a bien : tout : tel ou tel texte « en entier ».

« Car il n'est pas de témoignage de la culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie. »
Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, Payot, 1940.

Au moment où j'écris ces quelques lignes, j'écoute L'attentato, un morceau d'Ennio Morricone très important pour moi. Bien qu'ils ne soient pas évidents ni directs, j'arrive à percevoir les liens que Julien Audebert entretient avec la musique, nous en parlons beaucoup, nous avons l'habitude de passer des disques chez nos amis, découvrant ainsi de nombreuses merveilles. Le morceau de Morricone évolue de plus en plus vers une forme de noirceur implacable. Un drame se met en place mais ne semble jamais avoir lieu. Il y a un suspense tenace, le morceau devient scintillant par moments sans véritablement se déclencher. Tout semble annoncer une issue fatale, irrémédiable. Pourtant un calme apaisant s'installe petit-à-petit. Et l'on s'aperçoit enfin que du drame nous n'avions que l'ombre, l'ambiance. Je pourrais écrire sans relâche sur ce morceau mais c'est trop tard, il est déjà fini. Il y a quelque chose de rapide, d'immédiat dans la musique, cela marche ou pas, les œuvres de Julien Audebert aussi cherchent cette évidence, il s'applique à ce qu'elles marchent. Au premier coup d'œil, dès la première impression, il se passe quelque chose, le spectateur engagé donc, exigeant, découvrira alors toute la subtilité de son travail.
Je suis curieux d'avoir son avis sur le morceau de Morricone. Nous écoutons beaucoup de musique ethnique, du punk anglais aussi, des disques dont, quel que soit le style, nous apprécions la beauté évidente.

Je me suis souvent demandé si le travail de Julien Audebert ne s'adressait pas à une civilisation qui découvrirait les quelques traces de notre passage après notre extinction. Ses pièces sont un peu les gardiens de notre histoire. Finalement ses œuvres sont responsables de ce qu'elles contiennent, en cela, elles ne sont pas sans évoquer les "hommes-livres" du roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Elles arrivent après. Après l'événement, après la trace de l'événement, après sa restitution sous une forme textuelle, photographique, cinématographique. Arriver après signifie aussi arriver avec du recul sur les choses, voir (ou voire ?? les deux sont possibles) avec distance. C'est ce qui lui permet de s'emparer de quelque chose sans le dénaturer mais lui impose de l'aborder avec une conscience aiguë de sa surface. C'est aussi ce besoin de bien comprendre, de bien cerner un événement qui apporte à son travail toute sa réelle qualité. La quantité ne l'intéresse pas et chaque pièce est à la fois juste au regard des autres qu'il a déjà produites et juste en elle même. La surface des événements peut s'imprimer, comme l'on parle de surface photosensible, sur notre mémoire puisque la densité d'informations contenue(s) dans les œuvres de Julien Audebert semble nous dépasser. Impossible de lire, de vérifier, l'intégralité du texte mais la chose est là, réelle, physique, à la limite de l'abstraction.

Dans son livre, Les Anges distraits, édité chez Actes Sud en 1995, Pier Paolo Pasolini écrit : « La traduction, sous tous ses aspects, est l’opération la plus vitale pour l’homme. » Le choix des pièces de Julien Audebert participe de cette nécessité absolue, de ce besoin vital. Il y en a peu, mais chacune est très précisément mise en scène. Les opérations qu'il développe à travers son travail, qu'il s'intéresse à un texte particulier ou aux événements décrits dans un film façonnent des rencontres impossibles, qui sont au-delà de l'intelligible. Encore une fois, tout est donné à voir, tout est donné à lire. Une fois saisies, les relations qu'il met en scène permettent une lisibilité accrue de ce dont il est question. Il y a un "zoom" paradoxal dans son travail, en mettant les éléments à distance, il crée dans un autre mouvement une réelle zone de proximité avec eux, une complicité. Peut-être que l'histoire ne peut se comprendre qu'à travers une abstraction, une forme simple, pure, où tout est là, une image en quelque sorte. Dans ce sens, la traduction d'un événement qu'il opère révèle, à la fois au sens technique et philosophique, sa portée dans l'espace social et culturel. Difficile pour moi de penser au livre de Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique sans appeler à ma mémoire sa traduction par Julien Audebert. L'aspect compact, illisible, très contracté et dense de cette œuvre, aspect qui se déploie dans l'ensemble de ses pièces, m'en donne paradoxalement une connaissance réelle, sans avoir besoin de lire, de vérifier, d'avoir une preuve par l'image ou par le texte.

Lawrence Weiner parlant de son propre travail dit : « pas de raisons, pas d'excuses, l'art est simplement quelque chose que fait l'artiste. » Je pense que nous nous rejoignons sur ce point avec lui. Qu'il aborde le paysage, le texte, la scène d'un crime ou d'une émeute, il ne cherche jamais à montrer les preuves, à constater l'événement, il n'y a pas d'excuses. Dans une logique très subtile, il met en scène le souvenir, la mémoire de quelque chose qui a eu lieu. L'utilisation fréquente du noir et blanc permet d'emblée de localiser le résultat comme appartenant à une époque technique. Début de la photographie, début du cinéma, début de l'imprimerie, à chaque fois la simplicité, l'efficacité, la pureté évidente du noir, du blanc et des nombreuses variantes du gris imposent que je sois à distance de la chose, moi qui suis en couleur dans un monde de couleurs. Peut-être touche-t-il là à l'essence même de toute forme d'art, à savoir mettre les choses à distance. Julien Audebert travaille sur l'inscription de la totalité des Symphonies de Ludwig van Beethoven dans la structure d'un atome d'hydrogène. Je ne me souviens plus s'il s'agit au contraire de l'ensemble des Gymnopédies d'Erik Satie qu'il cherche à inscrire dans le dioxygène. Je lui en reparlerai. Je lui reparlerai aussi de l'hypothèse de la reine rouge et des rapports étranges entre paysage et texte. Je lui reparlerai de cette exposition que j'ai vue récemment et qui m'a littéralement fasciné. Nous parlerons de nos lectures du moment, des films que nous avons vus. De quoi n'avons nous pas encore parlé ?




WHAT HAVEN'T WE TALKED ABOUT?



Michaël Sellam (with Julien Audebert), April 2014

We've talked about so many things. We've talked about art.
We've talked about artists, about our friends.
About war.
About politics.
About cinema.
About women.
About work.
About working.
About working together.
About working, with, for or against.
About George Braque, about Blade Runner, about history.
Sade.
Eating.
Motorcycling.
Drinking.
The body.
The electric body.
The typographical body.
Speed.
Sources.
About time.
About the time of things.
We'll talk about many other things.

We met at the home of common friends. Julien Audebert is an artist with a plan. It only takes a few seconds to understand that with him, subjects of conversation are inexhaustible. More than with other people. So our meeting revolved around a certain idea of commitment, and we were soon taking real pleasure in exchanges about various ideas. I believe his work reflects this notion of commitment quite well. Julien's work is addressed to demanding viewers. Without writing about a specific work, through this short text I wanted to touch on the atmosphere, the ether, the taste that the whole of his research gives off. Convinced that important works are those we remember, those that latch onto our memory and our memories, those that keep coming back to us, I often think back on his pieces. Engaged viewers are those who take their time, who cross an exhibition as if they were reading a book, from one point to another. They are people who are not afraid of having false ideas about works but trust the works' effects, who could come back to them and repeat their initial judgment. People who are conscious of being viewers. Julien's work implies a certain trust between himself the artist, the works he has produced, and the people who discover them.

“There is no document of civilization which is not at the same time a document of barbarism.”
Walter Benjamin, Theses on the Philosophy of History, 1940.

As I write these few lines, I'm listening to L'attentato, a piece by Ennio Morricone that is very important to me. Even if they are neither obvious nor direct, I am able to perceive Julien Audebert's links to music. We talk about them a lot. We're in the habit of playing records at our friends', discovering many marvels. Morricone's piece increasingly develops towards a kind of implacable darkness. The stage is set for a drama, but it seems never to take place. There is a persistent suspense; every now and then the piece becomes sparkling without really setting off. Everything seems to announce a fatal, irreversible end. Yet little by little, a soothing calm settles in. And finally we notice that we have nothing more than the shadow of a drama. I could write endlessly about this piece but it's too late. It's already finished. There is something quick and immediate in music. Whether it works or not, Julien Audebert's pieces also try to achieve that obviousness; he applies himself to making them work. At first glance, from the very first impression, something happens, and the engaged, demanding viewer discovers all the subtlety of his work.
I'm curious to know his opinion on Morricone's piece. We listen to lots of world music, British punk as well—records with an obvious beauty that we appreciate, whatever the style.
I often wondered if Julien Audebert's work might be addressed to a civilization that would find a few traces of our appearance after our extinction. His pieces are a bit like guardians of our history. His works are ultimately responsible for what they contain. In this sense, they evoke the « book people » in Ray Bradbury's Fahrenheit 451. They arrive afterward. After the event, after the trace of the event, after its reconstruction in the form of a text, photograph or film. Arriving afterward also means arriving with some perspective on things, seeing with distance. This is what enables him to lay hold of something without distorting it, but it forces him to tackle it with an acute consciousness of its surface. His work also gets its real quality from that need to fully understand, to fully grasp an event. He's not interested in quantity, and each piece is true from the perspective of the others he has already produced and also true in themselves. The surface of events can imprint itself on our memory as on a photosensitive surface, because the density of the information contained in Julien Audebert's works seems to overwhelm us. It is impossible to read and verify the whole text but the thing is there. It is real, physical, at the limit of abstraction.
In Les Anges distraits, published in France by Actes Sud in 1995, Pier Paolo Pasolini writes: “Translation, in all of its aspects, in the most vital process for man.” The choice of pieces by Julien Audebert relates to this absolute necessity, this vital need. They are few in number, but each of them is positioned precisely in the space. The processes he develops through his work, whether he is turning his attention to a particular text, to events described in a film, etc. shape impossible encounters, which go beyond the intelligible. Once more, everything can be seen, everything can be read. After being understood, the relationships he shows enable a better reading of the subject matter. There is a paradoxical « zoom » in his work. By placing elements at a distance, in another movement he creates a zone of proximity to them, a complicity. Maybe history can only be understood through an abstraction, a simple, pure form that contains everything, a kind of image. In this sense, the event translation he undertakes reveals—in both a technical and philosophical sense—its social and cultural scope. I can't think of Walter Benjamin's book Art in the Age of Mechanical Reproduction without remembering its translation by Julien Audebert. That book's compact, unreadable, very contracted and dense aspect, an aspect that unfolds in all of Audebert's pieces, paradoxically gives me real knowledge, without having to read, verify, or see proof in the form of images or text.
Speaking of his own work, Lawrence Weiner said: “No reason, no excuses. Art is something the artist makes, that's all.” I think we agree on this point. Whether he tackles the landscape, a text, the scene of a crime or a riot, he never sets out to show proofs, to record the event. There are no excuses. He very subtly presents recollection, the memory of something that took place. The frequent use of black and white makes it possible to immediately see that the result belongs to a technical era. The beginnings of photography, the beginnings of cinema, the beginnings of print: every time, the obvious simplicity, efficiency and purity of the black, white, and numerous variants of grey forces me to keep a certain distance from the thing, since I am in color, in a world of colors. Maybe he is getting at the very essence of every art-form, namely placing things at a distance. Julien Audebert is working on inserting all of Ludwig van Beethoven's Symphonies in the structure of a hydrogen atom. I can no longer remember if it is rather Erik Satie's Gymnopedies that he's trying to insert in dioxygen. I'll speak to him about it again. I'll also speak to him about the Red Queen hypothesis and the strange relationship between landscape and text. I'll also speak to him about this exhibition I saw recently that literally fascinated me. We'll talk about what we're reading at the moment, the films we've seen. What haven't we already talked about?